Ses amis l’appelaient Marquise, tant elle leur montrait son plaisir à écrire ses lettres quotidiennes. Avec sa belle écriture régulière, Marie leur racontait les joies et aussi les tristesses de ses jours avec le même calme, comme on laisse s’échapper les petites choses qui débordent d’un encrier, sans brouillon, sans rature. Elle habitait une maison d’éclusier sur le bord du canal de Bourgogne, et elle naviguait dans l’écriture de plaisance, au rythme lent des péniches qui passent.
Le passage des bateaux troublait le miroir de l’eau, et les remous perturbaient les reflets du ciel et des grands arbres, comme l’humeur changeante de l’éclusière, plus souvent chargée que légère, déstabilisait sa ligne de flottaison.
Un jour de grande tristesse, Marie sombra dans le canal. Le petit roman de sa vie était fini, l’encre sécha dans l’encrier, on l’enterra dans le grand caveau de famille, encore vide de tous les siens qui, un jour, viendraient la rejoindre. Tous avaient déjà disparu mais aucun n’y avait encore trouvé sa place.
Ses amis décidèrent de publier toutes ses lettres et trouvèrent facilement un éditeur, convaincu de leur intérêt littéraire. Son œuvre était si volumineuse qu’on regroupa en huit tomes les lettres adressées à chacun des huit destinataires. La critique fit un bel accueil à l’œuvre de l’épistolière. Le public aussi qui apprenait tout de la vie d’une éclusière.
Mais bientôt des insinuations apparurent dans la presse, lorsque certains journalistes tentèrent une biographie de Marie. En comparant les lettres datées du même jour dans les huit tomes, certaines phrases qui paraissaient fragmentées et obscures lues individuellement, semblaient se compléter une fois réunies et le récit de certains évènements qui paraissait mystérieux devenait limpide. Certaines phrases semblaient être les morceaux d’un puzzle dont le bon assemblage apportait une compréhension nouvelle aux évènements dramatiques de la vie de Marie.
De-ci de-là, des doutes puis des suspicions étaient formulés, plus ou moins explicitement. La justice s’en mêla. Une enquête corrobora les conclusions de la presse : Marie avait assassiné tous les membres de sa famille, grands-parents, parents, frères et sœurs, tous empoisonnés et envoyés au fond du canal. Dans la reconstitution de ses écrits morcelés, on retrouva les descriptions précises des lieux d’immersion de tous ses proches. Un dragage des fonds ramena en surface leurs squelettes.
Les amis apprenaient avec stupeur par la presse que Marie avait probablement voulu se libérer de l’assassinat de tous ses proches par l’écriture ; et quand l’aveu fut complet elle avait mis fin à ses jours.
Personne dans ses lettres ne trouva de raison à ses crimes. Peut-être son approche permanente des berges du temps qui passe avait-elle fait naître en elle la crainte d’une solitude définitive, et chercha-t-elle, par l’assassinat des siens, la certitude de se retrouver outre-tombe au milieu d’eux ?