Soixante treize

La mer s’était retirée. Marie la devinait très loin de cette immense plage du nord de la France où la moitié de l’univers est faite de sable, l’autre de ciel. À cette heure matinale, elle marchait seule en suivant la trace des pas d’un couple de promeneurs anonymes. Quatre pieds nus marquaient le sable humide, comme une écriture dont seule la direction était lisible. Troublée par ces empreintes, Marie les imaginait être celles d’un homme et d’une femme, infimes traces de leur passage sans retour, parties sans doute à la recherche d’un horizon.

Marie voulait préserver leur secret, elle marchait à l’écart. Elle veillait à ne pas mélanger ses pas aux leurs, ne pas interrompre leur dialogue, ne rien brouiller, ne pas effacer une écriture qui voulait raconter une aventure qu’elle imaginait amoureuse.

Longtemps séparées entre elles, les empruntes semblaient se joindre au loin, comme si une perspective opportune les attirait l’une vers l’autre. En avançant, Marie voyait leur écart diminuer réellement, les pas se rapprochaient. Elle imagina deux mains se frôler, puis se toucher et l’écriture eut des tremblements, elle se faisait sinueuse, l’alignement des empreintes dans le sable était perturbé, des vibrations dérangeaient leur parcours et bientôt les pas s’emmêlaient, se chevauchaient pour s’immobiliser dans un piétinement où leurs différences se confondaient.

Marie s’arrêta aussi. Stupéfaite comme une ethnologue découvrant les premières traces de la vie, elle imagina les sourires de deux êtres premiers arrivants, enlacés, échangeant les premiers baisers de l’humanité.

Et puis les empreintes repartaient. Oublieuses de la ligne droite qu’elles n’avaient sagement suivie qu’un temps, leur écriture maintenant ondoyante comme des pas de danse improvisait des errances et des fugues, des séparations et des rapprochements, des accélérations et des ralentissements. Marie croyait entendre des rires, des cris se mélangeaient à ceux aériens des mouettes. L’écriture saccadée devenait incompréhensible, des ratures renvoyaient Marie sur ses pas, à la recherche d’une continuité dans le déroulement des phrases, et parfois sur quelques mètres l’emprunte de la femme s’esquivaient, en suspension, enfonçant l’autre plus profondément dans le sol, et l’écriture se faisait brouillonne, surchargée.

Marie avança encore. Plus loin les empreintes s’étaient arrêtées sur un sable griffé, froissé comme un drap où les doigts s’accrochent. L’écriture agitée traçait les mots illisibles d’une scène tumultueuse, poème d’abord fougueux, puis apaisé, dans cette alcôve à ciel ouvert où la mer houleuse allait bientôt venir effacer la sonorité des rimes.

Lorsque la mer avait commencé à monter, Marie s’était retournée pour remonter vers la digue. Devant elle, sous le soleil déjà haut, la plage se peuplait de toutes sortes de personnages dont les pas sur le sable sec n’avaient laissé qu’une écriture molle, inconsistante, inexpressive, impossible à décrypter tant les empruntes se nuisaient entre elles. Sur un sable desséché, sans mémoire, ces gens venaient s’allonger, anonymes sous le soleil. Immobiles, ils n’avaient rien à dire. Et Marie n’avait plus rien à lire.

Nicolas Watine