Le chat sur le mur

 – Balthus !… Balthus !…

Souvent le soir, une voix douce venant du voisinage appelait son chat. Un chat plutôt qu’un chien, pensait Gustave, car la bête ne répondait jamais. Et puis le peintre Balthus aimait les chats.

Gustave venait d’arriver comme locataire dans la maison voisine et lorsqu’il entendait cette voix douce, il regrettait de se nommer seulement Gustave, tellement il prenait de plaisir à s’imaginer être appelé par elle de loin, du fin fond d’un grand jardin. Par l’insistance de son appel, elle lui aurait montré un semblable désir de l’avoir près d’elle.

Impatient, il préféra devancer l’appel. Poli, il devait sonner à la porte voisine pour se présenter. Curieux, il voulait voir si la bouche correspondait à la voix qui franchissait avec autant d’agilité le mur mitoyen.

Aussitôt avait-il sonné que la porte s’ouvrit rapidement sur une jeune femme accueillante, vive comme si elle venait de débarquer dans un nouvel environnement dont elle s’empressait de tout connaître. Lui était parisien, écrivain venu là pour s’isoler et commencer l’écriture d’un roman. Elle lui avait dit quelques mots sur ce petit village de Marranges-en-Morvan, l’heure de passage du facteur, la belle maison du maire en face et toutes ses fleurs et puis ils s’étaient regardés, un instant silencieux, trop conscients de ne s’être pas tout dit. Ils s’étaient quittés sans se dire ravis d’avoir fait connaissance. Parce qu’ils l’étaient vraiment.

En arrivant il avait lu “Monique” sur l’étiquette de la boîte aux lettres. En sortant, il avait eu un doute. Ce prénom ne lui convient pas, pensa-t-il.

Tard dans l’après-midi, Gustave vint s’asseoir dans son jardin encore à peine exploré, pour écrire quelques pages. Comme à Paris, il quittait une pièce pour une autre et y lisait ce qu’il venait d’écrire, pour ensuite continuer dans une atmosphère différente. Le soleil était si bas qu’il allongeait loin dans le jardin l’ombre du mur mitoyen sur lequel un chat passait lentement, presque noir tant il était à contre-jour. En bas, sur le gazon, l’ombre allongée du chat avançait et, dans un aussi lent parcours, l’ombre caressa l’herbe, frôla le transat et s’arrêta sur les pieds de Gustave, qui leva les yeux de son bloc de papier pour voir le chat aussitôt se coucher là-haut et déposer son ombre à ses pieds, comme on dépose ses hommages. Gustave vit avec cette ombre arriver le souvenir, presque la présence de sa voisine.

Le lendemain le chat venait lui rendre visite en empruntant le terrain neutre du sommet du mur, distant comme un facteur jaloux chargé d’une lettre d’amour et pas décidé à la livrer. Le chat immobile observait, ne disait rien. Il avait pour Gustave un regard fixe et Gustave se demandait s’il regardait seulement le transat ou le gazon, ou si, narcissique, il se mirait dans l’ombre de lui-même. L’écrivain imaginait sa voisine lui envoyer son chat, et d’abord son ombre, pour lui rappeler qu’elle était là, sa voisine toute proche, dans la maison juste à côté.

Depuis quelques jours, Gustave avait quitté son transat et il écrivait dans la maison. Le ciel encombré de nuages ne réjouissait plus ses papiers et assombrissait son humeur. Il devait revoir sa voisine. La première visite l’avait trop charmé pour l’oublier et ce jour-là, il avait fait si beau ! Depuis ce moment elle était presque là, presque une présence dont il voulait parfois se séparer pour s’isoler dans son roman, mais qui revenait, toujours avec le même sourire. Elle faisait partie de son nouveau paysage, dans ce petit coin de campagne. Par quelques cheminements solitaires dans l’écriture de son nouveau roman, il parvenait parfois à s’éloigner d’elle. Pourtant la distance était courte, juste à portée de voix. Il devait trouver un prétexte, un vrai. Ah si Balthus s’était égaré chez lui, quel plaisir il aurait eu à lui rapporter ! Et si le facteur s’était trompé de boîte aux lettres ! Et puis non, un prétexte, c’est encombrant. La vie n’est pas un roman. Son dernier bouquin, voilà ! Il lui ferait le cadeau de son dernier bouquin !

Gustave alla sonner. Une longue attente avant que la poignée de la porte tourne lentement, et qu’aussi lentement la porte enfin s’ouvre. Gustave vit d’abord une main fripée appuyée sur une canne et ensuite une vieille dame tremblante qui leva les yeux vers lui. Gustave se recula un peu, interloqué, puis confus de déranger :

– Je suis votre nouveau voisin…

La vieille dame lui coupa aussitôt la parole :

– Ah oui, ma petite fille m’a parlé de vous, mais elle est repartie hier aux États-Unis. Maintenant je suis toute seule. Entrez, voulez-vous un café ?

– Non… Non merci, je voulais juste vous saluer… Ne vous dérangez pas… Bonne journée Madame…

Monique, c’était donc elle.

     Gustave avait repris sa plume, mais de temps en temps, de la fenêtre, il regardait encore le mur mitoyen. Le chat qu’il avait vu presque noir à contre-jour lors des beaux jours était maintenant bien terne sous les nuages. Il semblait gris, malade et vieux. Il était l’ombre de lui-même. D’aimable entremetteur, il se muait en sentinelle sur un chemin de ronde. Le mur mitoyen n’était plus un lien mais une séparation. Pourquoi Gustave s’en plaindrait-il, puisqu’il avait loué cette maison pour s’isoler ?

Après une année écoulée au rythme de l’écriture, Gustave arriva au terme de sa location à Marranges et rentra à Paris pour relire son roman et en faire les corrections. Son personnage principal était un vieil écrivain célibataire qui avait hésité toute sa vie entre optimisme et pessimisme, entre espoir indéfectible d’un nouvel amour et réalité d’un individualisme sclérosé par une succession d’échecs. Il racontait le grand ratage de sa vie sentimentale.

Aussitôt réinstallé chez lui, la relecture de ses premières lignes le plongea dans le souvenir des débuts de son installation à Marranges. Lorsqu’il avait commencé l’écriture de son roman, le hasard du voisinage lui révéla qu’un nouvel espoir était encore possible autant qu’était envisageable un dernier échec. Malgré toutes les déceptions, il était tout de même résolu à céder à une dernière tentation qui se présentait comme incontestablement la plus prometteuse, bien qu’il la devinât déjà catastrophique. Cette tentation presque oubliée depuis une année, Gustave parvenait à en reconstituer les épisodes, et même en inventa bien d’autres, à son avantage.

Répondant à cette tentation, Gustave modifia la fin de son roman. Il ajouta quelques pages sur sa rencontre avec cette jeune femme. Ces quelques instants l’avaient trop ému pour qu’il se résigne à être définitivement négligé par l’amour. Victime d’un chat qui avait pris la liberté de le mettre en dépendance, il allait commencer à décrire toutes les recherches entreprises pour la revoir, lorsque la concierge sonna à sa porte.

En quittant la Bourgogne, Gustave avait demandé à la poste du village de faire suivre son courrier à Paris, et déjà une grosse enveloppe contenant plusieurs lettres arrivait de la campagne. Sur l’une, des timbres américains l’étonnèrent. Au dos de la lettre, une adresse à New-York, un prénom de femme avec un nom français. Gustave eut un frisson, ce ne pouvait être qu’elle. Il lut la lettre rapidement pour tout savoir très vite. Il parvint ensuite à la relire posément.

Elle lui annonçait une triste nouvelle : sa grand-mère Monique était morte. Elle ignorait si Gustave habitait encore la maison voisine mais espérait que le facteur ferait suivre sa lettre. À cause de son travail, elle n’avait pas pu rejoindre sa famille dans la Nièvre pour l’enterrement. Elle lui proposait un rendez-vous pour la semaine suivante dans une galerie parisienne, rue de Seine, qui exposerait les peintures de Balthus. La lettre était signée Marie Lafresnaie.

Quelques jours plus tard Marie et Gustave se retrouvèrent devant une grande toile intitulée “La chambre”. Une femme énergique tire brusquement la sombre tenture verte d’une immense fenêtre et la lumière du jour entre pour éclairer le corps nu et provoquant d’une adolescente assoupie sur une méridienne. Dans l’ombre, un chat immobile perché sur une petite table est témoin de la scène dont il s’est éloigné pour demeurer seul. Il refuse de prendre parti. Il est neutre, libre. A-t-il vu quelque chose, a-t-il été choqué ? Il n’en dira rien. Juste tourne-t-il la tête vers la lumière qui l’a sorti de ses méditations. Les participants de la scène l’ignorent, les caresses ne sont pas prévues. Comme dans toutes les toiles exposées ici, rarement acteur, le chat est toujours témoin, comme il l’est sur un mur mitoyen.

Marie parle à Gustave de sa vie aux États-Unis. Elle est conseillère artistique auprès de collectionneurs américains, la plus jeune conférencière du Metropolitain Museum of Art de New-York. Elle a participé à la rédaction du catalogue de l’exposition de Balthus. Cette vie indépendante lui plaît, elle emmène Gustave dans tous ses voyages, elle l’arrête devant chaque toile et tente de lui dévoiler le talent d’un peintre qu’elle admire. Devant le “Grand paysage à l’arbre” et “La cour de ferme à Chassy” elle lui montre les textures et les couleurs qui ressemblent tant à un vieux crépi, celui du château de Chassy où Balthus habita quelques années. Chassy, là où il fit ses plus belles toiles. Chassy tout proche de Marranges où elle passa les plus belles années de sa jeunesse. Lorsqu’ils arrivèrent face à la toile “Nu devant la cheminée”, Marie eut un petit silence, comme si elle cherchait ses mots ou hésitait à les dire. Gustave osa :

– Cette petite fille pourrait être vous…

Il regarda les lèvres de Marie. Un sourire remplaçait les mots.

       Marie se souvenait de son adolescence dans le Morvan, de ses longues heures de pose devant Balthus. Immobile, impressionnée par le Maître. Cette toile avait été prêtée par le Metropolitain.

Gustave avait accepté cette visite seulement pour voir Marie, entendre sa voix douce, l’écouter décrire ce qu’elle aimait. Il ne connaissait pas cette peinture. Il avait souhaité y être juste indifférent, pour qu’elle ne vienne pas le distraire de Marie. Pour plusieurs toiles, l’artiste l’avait prise comme modèle, mais Gustave évitait de regarder les jambes qu’il jugeait trop épaisses, leur lourdeur l’indisposait. Marie était si fine, si gracieuse ! Il lui disait qu’il aurait dû être peintre. Mais il ne savait comment dire son admiration pour l’extraordinaire nature morte qui occupait la partie basse de “L’enfant aux pigeons”.

Le lendemain matin, Gustave venait chercher Marie à son hôtel. Ils partiraient ensuite pour Marranges, où elle avait rendez-vous avec le notaire de sa grand-mère dont elle héritait de la maison. Elle demanda à Gustave de l’accompagner, le temps de la signature. Quand le notaire fut parti, elle dit :

– Je ne sais pas si je conserverai cette maison, mais lorsque je serai aux États-Unis, venez l’occuper quand vous voudrez. Venez vous isoler ici. Peut-être pourriez-vous m’inventer une vie dans un prochain roman ?

        – J’étais venu m’isoler à Marranges pour écrire une histoire imaginée à Paris. Maintenant je vais m’isoler à Paris pour terminer un roman que je pensais avoir fini ici. La concierge de mon immeuble m’a apporté votre lettre au moment même où m’est venue l’idée de modifier la fin avec des retrouvailles imaginaires. J’aurai davantage de liberté pour votre personnage en m’éloignant de son décor ! Et puis vous, vous serez tellement loin, New-York… Pour compenser cette distance, je prendrai beaucoup de liberté avec vous, mais ce ne sera qu’un roman.

        – Je risque gros ?

        – Non, ce ne sera pas une biographie !

Gustave ne connaissait pas Chassy : cloîtré pendant une année à Marranges, il n’en avait jamais entendu parler. Marie voulut lui faire une surprise. À peine quinze minutes suffiraient pour aller à Chassy : elle lui proposa de prendre la belle route ombragée qui longe les berges du lac de Pannecière, puis lui demanda de s’arrêter au bout d’un chemin qui mène à une vieille barrière en bois recouverte de mousse et de lichen, celle d’une cour de ferme. Gustave suivit Marie qui semblait chez elle. Ils traversèrent la cour de ferme, puis un portail de pierre, et après un jardin à l’abandon, ils étaient devant une grande bâtisse flanquée de grosses tours. Marie se tourna vers Gustave :

        – Vous reconnaissez le crépi des toiles de Balthus ?

        Pour entendre le rire de Marie, Gustave s’aventura :

        – Oui, le peintre a fortement subi l’influence du terroir : il s’est emparé de la matière et des formes, jusqu’à la lourdeur des tours du château, pour donner une légèreté médiévale aux jambes de son jeune modèle ! Et puis souvenez-vous des têtes des “Joueurs de cartes” aux fronts rabaissés, presque arasés, comme des tours féodales tronquées !

        – Oh ! Vous n’êtes qu’un littéraire ! Lui dit-elle dans un éclat de rire.

        La porte du château était ouverte.

        – Frédérique ? Cria Marie en entrant.

        La propriétaire reconnut la voix de Marie et accepta avec joie de les accompagner pour une visite. Gustave ne disait rien, il était ému. Il lui semblait que ses paroles, étrangères à l’histoire des lieux, auraient brouillé ou effacé un passé qu’il était seul à imaginer, un passé qu’il fallait préserver, comme dans l’atelier la décrépitude des murs avait été préservée, identique à celle immortalisée par Balthus dans ses toiles.

Lorsqu’il avait quitté le château pour la Villa Médicis à Rome, Balthus avait offert à Marie un chaton auquel elle donna le nom du peintre. L’année dernière, quelques mois après être partie de Marranges pour New-York, elle avait appris par sa grand-mère la mort de son vieux chat, qui avait été pendant longtemps le témoin de sa passion pour l’art.

Après trois journées en compagnie de Marie, Gustave la conduisit à Roissy et l’accompagna au guichet de la Continental Airline. Marie lui fit promettre de lui envoyer son roman dès sa parution. Il lui demanda de revenir vite en France et s’approcha d’elle. Ils échangèrent un long premier baiser, le baiser douloureux qui doit finir dans quelques instants. L’avion décolla. Jamais ils ne se reverraient.
Sitôt imprimé, Gustave envoya son roman à Marie. Très vite, en retour, il reçut une lettre recommandée : un avocat parisien l’assignait en justice. Marie se reconnaissait dans le personnage des dernières pages où Gustave racontait des scènes d’amour dans la maison de sa grand-mère.

Effondré, Gustave écrivit quelques mots à Marie pour tenter de se justifier : “Pas plus que Balthus a déformé vos jambes, je n’ai déformé la réalité. Votre réalité, Balthus l’a oubliée pour ne penser qu’à la sienne. Ma réalité, j’aurais tant voulu qu’elle soit aussi la vôtre !”

Marie retira sa plainte, mais ce fut la dernière histoire d’amour de Gustave.

 

Nicolas Watine