Quinze

La Nature, toujours précautionneuse, engendre un grand personnage seulement lorsqu’elle prévoit qu’un emplacement pour une nouvelle plaque de rue sera bientôt disponible. C’est donc avec parcimonie qu’elle pourvoit l’humanité en surdoués, sinon l’excédent d’êtres en overdose de talent ne pourrait avoir une immortalité garantie à tous les carrefours. Et les statistiques le prouvent, lorsque le nombre des grands personnages augmentent, celui de la population suit la même courbe, la surface des agglomérations se développent dans les mêmes proportions et aux angles des nouvelles rues sont accrochées de nouvelles plaques qui glorifient de nouveaux noms dont les libraires s’empressent de garnir leurs vitrines de leurs biographies.

Enguerrand ne savait comment remercier la Nature de lui avoir donné une vie qu’il avait passé en grande partie à lire la sienne dans les biographies. Il y avait vécu sa vie au travers de mille personnages exceptionnels. Même si la Nature l’avoir fait naître obscur dans un monde en pleine effervescence démocratique, même si elle lui avait donné la vie sans ses lumières qu’elle avait accordées en profusion à d’autres, la première de ses plus belles victoires, il l’avait connue au Pont d’Arcole ! Et puis il fit la renommée d’autres lieux qui jalonnèrent sa vie, un berceau à Domrémy, une maison à Colombey-les-deux-Eglises, une tombe dans l’île du Grand Bé. Avec la plume de Talleyrand il avait signé les accords du Congrès de Vienne et sous le haut-de-forme d’Abraham Lincoln, il avait refusé la guerre de Sécession. Avait-il préféré les sabots de Bécassine ou les escarpins de la Princesse de Clèves ? Avec un égal plaisir il avait écris les Mémoires d’Outre-tombe et les Mémoires d’un Ane. Autant sacré à Reims qu’enterré à Saint-Denis, baptisé par Saint Jean et transféré aux Invalides par Malraux, il avait exigé que l’on montre sa tête au peuple dès qu’elle serait tombée. Et puis, n’avait-il pas connu ses plus belles heures de tendresse aux côtés de Madame Récamier ? Toutes ces vies avaient eu une fin, ordinaire ou tragique. Dans les derniers paragraphes de certaines biographies, il sentait quelques fois ses forces s’amoindrir, comme un mourrant sent les siennes le quitter. Il voyait alors, avec ce qu’il craignait être son dernier souffle, se tourner lentement la dernière page d’une de ses existences.

Les plaques des rues étaient le répertoire de ses vies, elles en commémoraient le souvenir. Cependant, au grand regret d’Enguerrand, de tout cela, le piéton des trottoirs n’était pas informé. Comme si une pléthore de personnages illustres était de connivence pour faire de l’ombre à celui qu’ils prenaient pour un inconnu. Il avait pourtant vécu une vie identique à la leur et il commençait même à s’en croire le seul auteur. Tous ne seraient alors que des imposteurs ! Et leurs biographes leurs victimes !

Enguerrand décida d’affronter seul par l’écriture tout ce beau monde orgueilleux qui l’ignorait. Il se construirait une autre vie en écrivant son autobiographie, le seul personnage à sa portée étant lui-même. Après avoir quitté un passé glorieux dont il s’était fait un présent, il devait rapidement s’en construire un autre au risque de retourner modestement sous sa couette, bien qu’il lui restait un doute sur le déroulement réel de sa vie. Si elle avait été médiocre ou nulle, l’écrire comme telle aurait été une offense à la littérature romanesque. Pour se présenter à la postérité en aventurier, il lui fallait découvrir l’audace chez ses contemporains qui en étaient les mieux fournis.

Enguerrand devait oublier ses lectures, refuser la tentation du plagiat. Il lui fallait de l’inédit, trouver des personnalités sans biographie, des anonymes qui avaient mené leurs vies exceptionnelles à l’abris des regards. Avec un courage digne des notabilités dont il allait se réclamer, Enguerrand conclue que, dans cette catégorie restreinte de personnages, seule les truands de grande envergure pouvaient anonymement y trouver refuge. Ces perfectionnistes en provocation qui défient en permanence la Justice de les loger dans une ombre moins confortable que celle où ils se cachent. Ces transgresseurs de la morale dont aucun écrivain n’avait pu reconstituer le parcours. Ces baroudeurs sans scrupule dont l’existence fut toujours supposée mais jamais prouvée.

Pour entendre le roman de la vie de ces hors la loi qui avaient su échapper à la sentence des hommes, mais imploraient la clémence divine, Enguerrand pensa au confessionnal, ce lieu obscur où viennent se blanchir les apôtres des sept péchés capitaux pour être reçu, avec tous les honneurs, dans l’au-delà. Les plus grands truands, ceux dont l’épaisseur est supérieur à celle d’une plaque de rue, sont des adeptes de la mystique du nettoyage qui efface la traçabilité de leurs méfaits, Aux moments cruciaux de leurs existences ils se découvrent des affinités avec le Créateur, dont les complaisances les aident à quitter en douceur un monde qu’ils ont fait quitter brutalement à d’autres.

Enguerrand se mit à fréquenter les églises, à écouter les messes basses des unes, les grandes orgues des autres, à se familiariser avec des lieux où de mystérieux élus viennent brûler des cierges pour faire entrer une lumière vacillante dans leurs âmes sombres. Lorsqu’il passait devant un autel, il se pliait de bonne grâce à quelques génuflexions hasardeuses dont il aggravait le péril par des signes de croix qui perturbaient davantage encore l’équilibre de son mental ; ensuite, pour reprendre ses esprits, il s’asseyait sur un banc et regardait ses mains qui commençaient déjà à se joindre pour exaucer ses voeux d’écrivain. Puis il se levait et tournait la poignée de quelques portes de confessionnaux, curieux de savoir si le confesseur en emportait la clef avec ses secrets.

Un jour, Enguerrand entra dans l’aventure comme on rentre dans les ordres. Bien que l’étole ne fasse pas le confesseur, Enguerrand s’enferma dans la sainte cellule après avoir punaisé sur la porte ses horaires de réception. Il s’installa à la place du prêtre, fit coulisser pour les ouvrir les volets des deux ouvertures à claire voie qui donnent aux pécheurs l’illusion de s’adresser sans barrière à Dieu et attendit, le coeur battant comme le gros bourdon de Notre Dame le jour des funérailles de Landru.

Des hommes et des femmes de tous âges s’agenouillèrent aux côtés d’Enguerrand pour confesser leurs banalités. Des vieux s’accusaient du vol d’un sac de billes, d’avoir pissé dans les godasses d’un copain ou d’avoir rigolé de la chute de la concierge dans l’escalier, et des gamins se repentaient d’avoir eu des pensées érotiques non conformes aux normes européennes, ou dilapidé l’argent du foyer dans les casinos avec des bandits manchots.

Parfois, sans procession, entrait un oiseau rare, celui dont Enguerrand voulait se parer du plumage ; un individu au col relevé qui pratiquait le parloir à voix basse mais entendait s’adresser à Dieu avec la même autorité expéditive qu’à ses victimes. Pour se mettre au parfum, Enguerrand aimait faire mariner ce gibier, lui tirer du nez toute odeur de sainteté et, seulement lorsque le transfert de culpabilité total valait procuration, il lui accordait son absolution. Enguerrand s’appropriait leurs romans sans risque d’usurpation d’identité puisque ses confidents gardaient l’anonymat, avec sa bénédiction. Leur pénitence était bien légère ; à défaut de leur confier une image pieuse, Enguerrand leur soutirait quelques billets pour ses bonnes oeuvres.

Enguerrand maintenant savait tout des plaisirs de la fainéantise, de la luxure, de l’avarice, et même de la gourmandise. Il savait comment commettre un crime, un cambriolage, une attaque à main armée, un enlèvement crapuleux, un détournement de fond public, un trafic de drogue. Il apprenait aussi à se ménager des alibis en béton au cas où la bonne affaire tournerait au vinaigre. Certains, scrupuleux, s’accusaient de vastes projets avortés, et même seulement de mauvaises intentions qui amélioreraient l’ordinaire de la vie d’Enguerrand dont la documentation commençait à enfler.

Il allait bientôt prendre sa plume lorsqu’il commit une faute : un jour, par inadvertance, il entra dans un confessionnal dont le siège était déjà occupé. Le prêtre demanda à Enguerrand de bien vouloir s’agenouiller côté pécheur, ce qu’il fit, et il avoua au bon confesseur son imposture.

Sa pénitence fut lourde : il fut condamné, au sortir du saint cabanon, à être prisonnier à perpétuité du secret de la confession.

                                                                                         Nicolas Watine