Cent-Vingt-Cinq

Un courant d’air qui allait nul part plaqua la porte contre le mur de l’entrée et le vacarme secoua toutes les habitudes de la maison. Il fouilla toutes les pièces, comme un visiteur sans-gêne. Tout devint virevoltant, tourbillonnant. Dans quel ordre les choses se déplacèrent-elles ? Impossible à dire tant le déroulement du temps fut rapide et l’enchaînement des faits déconcertant. Le grand miroir du salon lui-même, qui offrait un surcroît d’espace pour apaiser les oppressions, avait dû renoncer à un compte rendu minutieux de la situation. Pourtant astreint, de par sa fonction, à une exacte ponctualité, il s’était laissé devancer par les évènements. Décontenancé, il les avait laissé déferler.

Peut-être le premier, avant même la dispersion des feuilles volantes abandonnées sur une table, le chat noir épouvanté sauta t-il en l’air. Il aurait souhaité y rester, y demeura un bref instant, puis retomba presque aussitôt, sans s’y appesantir longtemps, sur le bord d’un grand carton à dessin dont la prise au vent déstabilisa des livres empilés qui survécurent, mais dans un grand désordre. Beaucoup restés ouverts avaient néanmoins conservé l’intégralité de leurs textes, quelques-uns étant restés fermés, leurs intrigues n’avaient pas été éventées.

De quel souffle eut-il à souffrir ? En tout cas, l’encrier bousculé versa son encre, sans retenue. La marée noire déferlante submergea des paragraphes de brouillons dispersés sur quelques pages, comme des bancs d’algues noires sur une plage. L’épanchement brutal de l’encrier assombrit aussitôt ceux, délicats, de la plume dont les écritures provisoires sombrèrent définitivement dans le noir.

Sans doute l’encrier avait-il été dans une trajectoire. Celle du carton, ou celle des livres. Ou celle du chat et lui, comme l’encre, prit la fuite. Lui, éloigné, se figea d’abord dans une posture pour oublier le désastre, puis voulant se faire une beauté pour l’avoir échappé belle, lustra son poil par des coups de langue appuyés. La coulée d’encre avait rapidement débordé de la table pour tomber sur des feuilles éparses au sol, échappées une à une du carton à dessin. La coulée s’épuisa dans un mince filet et, par un méticuleux goutte à goutte, s’assécha avec une hallucinante maîtrise du temps.

Lorsque la dernière goutte, après s’être fait attendre dans un suspense sublime,  se trouva soudain seule avec son vertige devant la chute et qu’elle hésite puis tombe, le chat, encore méfiant mais lustré, revint sur ses pas, et approchant le rose de son museau du noir des tâches, comprit à son odeur que cette encre était celle du crime. Libérée par le vent, elle avait noyé les mots dont elle avait permis l’écriture. Créatrice elle s’était laissé couler dans le rôle d’assassine.

Quand la nuit tomba, noire, un courant d’air revenant de nul part referma, avec la même brutalité, la porte de la maison éventée, après avoir fermé aussi les couvertures des livres culbutés, pour tenter de les préserver d’une tâche plus noire encore qui arrivait de dehors.

Il faudrait attendre le lendemain et la clarté du matin pour lire ce que l’encre criminelle n’avait pas tué de celle créatrice. Peut-être quelques mots avaient-ils survécu au désastre et pourraient suffire, par une lecture perspicace, à faire renaître l’histoire, comme des débris retrouvés sur une plage peuvent suffire pour reconstituer un avant naufrage. Le grand miroir, comme le chat noir, ne sont pas des témoins bavards ; ils laissent filer la preuve accablante de l’assassinat.

                                                                                         Nicolas Watine